Georg Wilhelm Friedrich Hegel

         Par Jean-François KervéganInstitut Universitaire de France / Université Paris I - Panthéon-Sorbonne   L’œuvre de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), sans conteste le plus influent des enfants de la « révolution kantienne », est réputée difficile. Mais y a-t-il un penseur important dont ce ne soit le cas ? Une pensée puissante ne se livre pas sans défense. Hegel est un grand philosophe parce qu’il nous force à interroger nos représentations, à modifier les questions que nous nous posons avant que d’y répondre : il déplace nos convictions les mieux installées et met en question ce qui est « bien connu » (et qui, pour cette raison même, n’est pas vraiment « connu »). Il nous apprend ainsi à nous mettre à l’écoute du réel avant de le juger : « chacun veut et croit être meilleur que son monde. Le meilleur est celui qui exprime seulement mieux que d’autres ce monde qui est le sien », observe-t-il.   La lecture des textes publiés par Hegel (la Phénoménologie de l’Esprit, la Logique, l’Encyclopédie, les Principes de la philosophie du Droit [PUF, « Quadrige », 2005]) est exigeante : Hegel y invente une nouvelle langue philosophique pour penser les problèmes que la « philosophie d’entendement » ne parvient ni à résoudre, ni même à poser. Les écrits de jeunesse non publiés (par exemple La positivité de la religion chrétienne, PUF, 1983 ; Le premier système, PUF, 1999 ; La philosophie de l’esprit de 1805, PUF, 1982) sont passionnants mais ardus, car Hegel cherche alors à élaborer une pensée neuve dans un vocabulaire emprunté à Kant, à Fichte et à Schelling. Plus abordables, les cours du vieil Hegel, publiés par ses élèves après sa mort, sont tout sauf des ouvrages d’initiation (voir les Leçons sur la philosophie de la religion, PUF, 1996 et 2004) ; mais ils offrent une illustration plus accessible des ambitions immenses d’une philosophie qui a peut-être caressé le projet d’être la dernière : qui en tout cas se considère comme le terme au moins provisoire en lequel se récapitule toute l’histoire de la pensée occidentale.   Le caractère encyclopédique de ses intérêts valut à Hegel d’être qualifié d’Aristote des temps modernes. Il considère en effet qu’il n’est aucun objet, si humble soit-il, qui ne donne à penser : en même temps qu’il réfléchit sur la dialectique de l’être et du non-être, sur l’élévation de la nécessité à la liberté, sur la signification spéculative de la Trinité ou sur le « savoir absolu », Hegel s’intéresse aux mathématiques, à la chimie, à l’astronomie, aux sciences du vivant, à la psychiatrie, à l’économie politique, à la science du langage naissante, aux arts de son temps ainsi qu’à leur histoire. C’est pourquoi son œuvre est de celles qui ont dessiné le paysage de la pensée contemporaine ; elle est, dit Merleau-Ponty, « à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie » depuis lors. En France, grâce à Kojève, des générations d’esprits originaux (Aron, Bataille, Lacan, Merleau-Ponty) se sont nourries de Hegel. Mais c’est toute la philosophie européenne des XIXe et XXe siècles qui réagit (souvent vivement !) à sa pensée. Marx et Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger, la philosophie analytique naissante (Russell) ont jusqu’à un certain point défini leur programme par rapport à Hegel, à vrai dire surtout contre lui. C’est que, après Hegel, on ne peut plus philosopher de la même manière qu’avant. Marx et les « jeunes hégéliens » veulent donc sortir de la philosophie pour rendre ses droits à l’action ; Kierkegaard veut arracher l’existence à l’emprise du concept ; Nietzsche conçoit son entreprise comme une machine de guerre contre la dialectique ; Heidegger, enfin, lit chez Hegel l’ultime chapitre de l’histoire de « l’oubli de l’être ». Qu’est-ce qui, dans cette pensée, suscite l’opposition d’auteurs si différents ?   La philosophie moderne s’est généralement voulue systématique, car la systématicité apparaît comme une garantie de scientificité pour un savoir exposé au risque de la dispersion et de la discordance. Mais la pensée de Hegel se veut systématique en un sens particulièrement fort, à la fois diachronique et synchronique. Diachroniquement, chaque philosophie, y compris la « dernière », est une expression provisoire d’un unique système de pensée se déployant au cours du temps : donc, exposer l’histoire de la philosophie, c’est exposer la philosophie même. Synchroniquement, la philosophie est en totalité construite à partir d’un foyer unique, que Hegel nomme « l’Idée » (mais cette idée n’est pas née de l’esprit de tel ou tel, elle est la pensée même dans son auto-engendrement impersonnel). La philosophie est ainsi un « cercle de cercles », on oserait presque dire, en paraphrasant la définition saussurienne de la langue, un système de différences. Les « cercles » du système (logique, philosophie de la nature, philosophie de l’esprit, et leurs subdivisions) n’ont de signification que les uns par rapport aux autres et par rapport au tout qui les rassemble : « le vrai est le tout ». Mais, dans ce tout, les différences ne sont pas annulées : l’absolu n’est pas « la nuit où toutes les vaches sont noires ». À la suite de Kant, Hegel fait une distinction entre la raison et l’entendement. L’entendement produit des savoirs localisés et partiels, que Hegel nomme finis ; les sciences positives en sont l’exemple. Le système (la Science) est la totalisation rationnelle de ces savoirs partiels. Mais il n’en est pas la simple addition, car la raison transforme les savoirs en se les appropriant. Cette appropriation est dialectique : le « travail du négatif » bouleverse l’économie de la connaissance. Elle est aussi spéculative, car le tout n’est pas égal à la somme de ses parties, il présente un excès par rapport à celle-ci ; c’est cet excès de la raison par rapport à l’entendement et aux savoirs finis que la philosophie entend être.   Mais qu’est-ce que cette « dialectique » dont la philosophie hégélienne fait son emblème ? Elle consiste à « supprimer les oppositions rigides » sur lesquelles sont construites pensée et langue communes. La plus fondamentale de celles-ci est celle de la pensée et de l’être ; c’est elle qu’il faut d’abord surmonter, comme l’indique le début de la Logique. Mais la dialectique n’est pas seulement une méthode que le philosophe appliquerait au réel. Elle désigne bien plutôt, au sein de l’être lui-même, cette propriété qu’a « tout ce qui est fini » de « se supprimer soi-même ». La dialectique est donc l’expression pensée de la contradiction interne de ce qui est, du dynamisme immanent grâce auquel l’être surpasse chacune de ses figures finies et advient infiniment à soi : cette vérité en mouvement de l’être, aboutissement de sa « dialectique immanente », c’est ce que Hegel nomme l’idée. Donc, tout aussi essentiellement qu’elle est dialectique ou « négativement rationnelle », la pensée est spéculative, positivement rationnelle : elle met en œuvre une raison positive qui parachève l’ouvrage de la raison négative (dialectique) en exposant le résultat inouï de son travail. Mais c’est bien la même raison qui est à la fois dialectique et spéculative, négative et positive. De l’entendement à la raison dialectique, de la raison dialectique à la raison spéculative, il y a continuité et discontinuité, c’est-à-dire, selon le terme que Hegel s’approprie pour en faire son slogan : Aufhebung (suppression, dépassement, conservation). Elles sont les aspects solidaires du processus un par lequel l’être se pense à travers nous.   La philosophie hégélienne est donc une philosophie du concept. C’est pourquoi le « cher moi » y occupe fort peu de place. Hegel répugne à parler de lui, préférant la posture du secrétaire écrivant sous la dictée de l’esprit du monde. Et pourtant, comme chacun de ces « héros de la raison pensante » que sont les grands philosophes, il nous « condamne à l’expliquer ». « Il est sot, écrit-il, de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse son monde » : sa philosophie ne parle donc pas de notre monde. Mais elle nous fournit de puissants outils pour tenter de penser ce qu’il est. Par exemple, Hegel a le premier thématisé l’opposition de la société civile et de l’État, devenue un lieu commun. Il a posé (de manière plus complexe qu’on ne le croit souvent) le problème de la fin de l’Histoire, que certains ont remis récemment à l’ordre du jour. Mais Hegel n’est pas un penseur que l’on peut aisément s’approprier : ceux qui ont voulu en faire un conservateur ou un révolutionnaire ont mutilé sa pensée, lui dont le souci n’était ni de prévoir ce qui va arriver (« l’avenir n’intéresse pas la philosophie »), ni de prescrire ce qui doit être fait. Il ne nous somme aucunement d’oublier le « principe espérance » cher à Ernst Bloch : il considère que la tâche du philosophe n’est pas de dire aux hommes ce qu’ils doivent espérer, mais plutôt de leur permettre de construire leurs aspirations de façon sensée en leur apprenant à « concevoir ce qui est ».   On prête à Hegel la boutade : « Un seul m’a compris, et encore ne m’a-t-il pas compris ». Néanmoins, les commentateurs se sont efforcés d’aider les lecteurs à pénétrer dans une œuvre à la richesse inépuisable. Parmi ceux-ci, on mentionnera notamment B. Bourgeois (La pensée politique de Hegel ; Hegel et les droits de l’homme ; Études hégéliennes), M. Bienenstock (Politique du jeune Hegel), J. D’Hondt (Hegel philosophe de l’histoire vivante), F. Fischbach (Fichte et Hegel. La reconnaissance), G. Jarczyk et P.-J. Labarrière (Hegeliana), J.-F. Kervégan (Hegel et l’hégélianisme ; Hegel, Carl Schmitt), A. Lacroix (Hegel. La philosophie de la nature), J.-P. Lefebvre et P. Macherey (Hegel et la société), D. Losurdo (Hegel et les libéraux), Fr. Rosenzweig (Hegel et l’État), D. Souche-Dagues (Le cercle hégélien), A. Stanguennec (Hegel critique de Kant), J.-M. Vaysse (Hegel. Temps et histoire). Tous ces livres ont été publiés aux PUF. 

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